À la recherche de mes origines sensiblesRussie de mes grands-parents paternels
Peu avant sa mort, il y a de cela plus de 10 ans, ma grand-mère russe, Larissa Konopichine, ma baba, me donna une petite boîte ronde en bois laqué de sa Russie natale. À l’intérieur de cette boîte magique aux motifs floraux traditionnels rouge, noir et or, il y avait de la terre de sa Russie parsemée de fleurs sauvages. La terre du petit coffret, ma grand-mère Larissa l’avait recueillie dans le jardin du domaine familial et enfouie précieusement dans ses poches en 1923, juste avant de fuir les bolcheviks.
Lorsque j’ai redécouvert la petite boîte de baba, j’ai été submergé par l'émotion. Celle-ci a tissé le fil d’Ariane qui allait me guider dans le labyrinthe de l’histoire russe de ma famille. Dans la terre de ce petit coffret sont enfouies d’énormes souffrances causées par la guerre, mais aussi des souvenirs précieux et lumineux, évocateurs de l'âme de la vieille Russie, qui, inconsciemment, nous ont été légués.
Québec et Canada : autres déracinements du côté maternel
Ma grand-mère maternelle, Lucienne LeMoyne est née à Penbrooke en Ontario. Lors de la rébellion en 1837, ses grands-parents, originaires de Saint-Eustache, ont dû fuir leur village sous peine d'être massacrés et se sont réfugiés en Ontario.
Quant à mon grand-père paternel, Guy Gravel, issu d'une famille nombreuse de 14 enfants, il a dû s'expatrier du Québec pour plusieurs années aux États-Unis afin de subvenir à ses besoins. Il a immigré par la suite en Saskatchewan au début du 20e siècle avec plusieurs de ses frères pour fonder une ville du nom de Gravelbourg. Piétro Gravel, son frère, missionnaire colonisateur, en a été le principal fondateur. Il a rapatrié dans les territoires de Nord-Ouest, par dizaine de milliers, des Franco-Québécois travaillant aux États-Unis. La Couronne octroyait alors dans l'Ouest canadien des terres (les Territoires du Nord-Ouest), à peu de coûts. Les provinces canadiennes n'existaient pas encore.
Il n'était pas évident de gagner sa vie dans l'Ouest canadien en français, c'était un combat perpétuel pour sauvegarder sa langue et ses racines. Après la mort de mon grand-père, ma famille maternelle revint au Québec au début des années cinquante. Ma mère est donc née à Gravelbourg. Après la Deuxième Guerre mondiale, mon père qui est né à Paris, terre d'accueil pour ses parents russes blancs apatrides, décida de tenter l’aventure dans le Nouveau Monde. Il rencontra ma mère en Saskatchewan et l’épousa. Par la suite, mes grands-parents russes qui vivaient à Paris depuis 30 ans, rejoignirent leur fils au Québec.
Un pont J'aimais beaucoup mes deux grand-mères, l'une russe et l'autre québécoise. Lucienne Gravel (mémé) vivait dans le quartier francophone du Plateau-Mont-Royal. Mon autre grand-mère (baba) vivait dans un quartier d'immigrants, dans Côte-des-Neiges.
Mon père travaillant fréquemment à l'étranger, j'ai passé une bonne partie de mon enfance en Égypte, en Iran, au Mexique, en France et en Autriche. Lorsque nous revenions au pays, mes deux grands-mères étaient nos principaux ports d'attache. Je passais souvent d'un quartier à l'autre comme d'un pays à l'autre.
J'ai souvent vu ma grand-mère, Lucienne Gravel, entourée d'une multitude de caisses de documents, triant, classant, annotant soigneusement les centaines de lettres dont elle avait hérité de son mari, Guy Gravel. Cette correspondance, recueillie par ma grand-mère, constitua quelques années plus tard le livre
Les Gravel publié en 1979 aux éditions du Boréal Express à Montréal. C'était une vieille dame percluse de rhumatismes et j'admirais sa ténacité, sa vivacité d'esprit. Elle avait entrepris ce travail de longue haleine au bénéfice de ces propres enfants et petits-enfants. J'étais alors une adolescente en grand questionnement existentiel et je me disais, en la regardant travailler, que j'aimerais moi aussi un jour, mettre à jour mon passé familial afin de mieux comprendre qui j'étais et d'où je venais.
Aujourd'hui, c'est au tour de ma mère, Françoise Gravel, de faire le tri, d'annoter des centaines de photos de famille dont elle a eu accès, évoquant l'histoire au Québec et en Saskatchewan.
Ce qui se révélait, il y a plusieurs années de façon inconsciente dans mon travail, avec la maturité, devient l’objet conscient de ma quête d’identité, de mon désir de prendre possession de mon passé et de celui de mes ancêtres. Je me sens investi par la responsabilité de renouveler ce patrimoine, de renouer avec le passé de mes ancêtres. Je suis issue de deux générations de déracinés, autant du côté paternel que du côté maternel.
La problématique ici traitée est universelle, chacun de nous portant en soi un legs de ses ancêtres, qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs. Mais en vérité, nous sommes pratiquement tous des immigrants en terre d’Amérique. Les complexités de notre psyché ont leurs racines, pour la plupart d’entre nous, sur d’autres continents. Cela fait en sorte que les espaces géographiques s’interpénètrent au plus profond de nous-mêmes. Le sujet de mon travail est un questionnement sur le sens même de l’appartenance. Qu’est-ce qui la définit et quel en est l’impact sur ma lecture du monde? Quel héritage ai-je vraiment reçu de mes ancêtres? Est-ce que ces racines-là sont suffisantes pour me définir? Quel est mon rapport au territoire? Qu’est-ce qui, chez moi, bâtit l’identité?